VOUS êtes une brute ! dit Simon à Hoover. Abstenez-vous de lui poser des questions personnelles.
— Une question sur son bonheur, je ne pensais pas...
— Si ! Vous pensiez ! dit Léonova. Mais vous aimez faire du mal...
— Voudriez-vous avoir l’obligeance de vous taire ? demanda Simon.
Il se tourna vers Eléa et lui demanda si elle désirait continuer.
— Oui, dit Eléa, avec son indifférence revenue. Je vais vous montrer ma Désignation. Cette cérémonie a lieu une fois par an, dans l’Arbre-et-le-Miroir. Il y a un Arbre-et-le-Miroir dans chaque Profondeur. J’ai été désignée dans la 5e Profondeur, où j’étais née...
Elle prit le cercle d’or posé devant elle, l’éleva au-dessus de sa tête, et le coiffa.
Lanson coupa ses caméras, enclencha le câble du podium, et brancha le canal-son sur la Traductrice.
Eléa, la tête entre les mains, ferma les yeux.
Une vague violette envahit le grand écran, chassée et remplacée par une flamme orange. Une image confuse et illisible essaya d’apparaître. Des ondes la déchirèrent. L’écran devint rouge vif et se mit à palpiter comme un cœur affolé. Eléa ne parvenait pas à éliminer ses émotions. On la vit redresser le buste sans rouvrir les yeux, inspirer profondément et reprendre la position première.
Brusquement, il y eut sur l’écran un couple d’enfants.
On les voyait de dos, et de face dans un immense miroir qui reflétait un arbre. Entre le miroir et l’arbre, et sous l’arbre et dans l’arbre, il y avait une foule. Et devant le miroir, à quelques mètres les uns des autres, chacun debout devant son image, se tenaient une vingtaine de couples d’enfants, torse nu, couronnés et bracelés de fleurs bleues, vêtus d’une courte jupe bleue et chaussés de sandales. Et sur chacun de leurs tendres orteils, et aux lobes de leurs oreilles, était collée, légère et duveteuse, une plume d’oiseau doré.
La fillette du premier plan, la plus belle de toutes, était Eléa, reconnaissable et différente. Différente moins à cause de l’âge que de la paix et de la joie qui illuminaient son visage. Le garçon qui était debout près d’elle la regardait, et elle regardait le garçon. Il était blond comme le blé mûr au soleil. Ses cheveux lisses tombaient droit autour de son visage jusqu’à ses épaules fines où déjà les muscles esquissaient leur galbe enveloppé. Ses yeux noisettes regardaient dans le miroir les yeux bleus d’Eléa, et leur souriaient.
Eléa-adulte parla, et la traductrice traduisit :
— Quand la Désignation est parfaite, au moment où les deux enfants désignés se voient pour la première fois, ils se reconnaissent.
Eléa-enfant regardait le garçon, et le garçon la regardait. Ils étaient heureux et beaux. Ils se reconnaissaient comme s’ils avaient marché toujours à la rencontre l’un de l’autre, sans hâte et sans impatience, avec la certitude de se rencontrer. Le moment de la rencontre était venu, ils étaient l’un avec l’autre et ils se regardaient. Ils se découvraient, ils étaient tranquilles et émerveillés.
Derrière chaque couple d’enfants se tenaient les deux familles. D’autres enfants avec leurs familles attendaient derrière eux. L’arbre avait un tronc brun énorme et court. Ses premières branches touchaient presque le sol et les plus hautes cachaient le plafond s’il y en avait un. Ses feuilles épaisses, d’un vert vif strié de rouge, auraient pu cacher un homme de la tête aux pieds. Un grand nombre d’enfants et d’adultes se reposaient, allongés ou assis sur ses branches, ou sur ses feuilles qui traînaient au sol. Des enfants sautaient d’une branche à l’autre, comme des oiseaux. Les adultes portaient des vêtements de couleurs diverses, les uns entièrement vêtus, d’autres – femmes ou hommes – seulement des hanches aux genoux. Certains et certaines ne portaient qu’une bande souple autour des hanches. Quelques femmes étaient entièrement nues. Aucun homme ne l’était. Les visages n’étaient pas tous beaux, mais tous les corps étaient harmonieux et sains. Tous avaient, à peu de chose près, la même couleur de peau. Il y avait un peu plus de variété dans les cheveux, qui allaient de l’or pur au fauve et au brun doré. Des couples d’adultes se tenaient par la main.
Au bout du miroir apparut un homme vêtu d’une robe rouge qui lui tombait jusqu’aux pieds. Il s’approcha d’un couple d’enfants, sembla se livrer à une courte cérémonie, puis il les renvoya se tenant par la main. Deux autres enfants vinrent les remplacer.
D’autres hommes rouges vinrent du bout du miroir vers d’autres couples d’enfants qui attendaient, et qui s’en furent, quelques instants plus tard, en se tenant par la main.
Un homme rouge arriva du bout du miroir et s’approcha d’Eléa. Elle le regarda dans la glace. Il lui sourit, se plaça derrière elle, consulta une sorte de disque qu’il portait dans la main droite et posa sa main gauche sur l’épaule d’Eléa.
— Ta mère t’a donné le nom d’Eléa, dit-il. Aujourd’hui, tu as été Désignée. Ton nombre est 3-19-07-91. Répète.
— 3-19-07-91, dit Eléa-enfant.
— Tu vas recevoir ta clé. Tends la main devant toi.
Elle tendit la main gauche, ouverte, paume en l’air. L’extrémité de ses doigts vint toucher sur la glace l’extrémité de leur image.
— Dis qui tu es. Dis ton nom et ton nombre.
— Je suis Eléa 3-19-07-91.
L’image de la main dans le miroir palpita et s’ouvrit, découvrant une lumière déjà éteinte et refermée, d’où un objet tomba dans la paume tendue. C’était une bague. Un anneau pour un doigt d’enfant, surmonté d’une pyramide tronquée dont le volume n’excédait pas le tiers de celle portée par Eléa-adulte.
L’homme rouge la prit et la lui passa au majeur de la main droite.
— Ne la quitte plus. Elle grandira avec toi. Grandis avec elle.
Puis il vint se placer derrière le garçon. Eléa regardait l’homme et l’enfant-garçon avec des yeux immenses qui contenaient chacun la moitié de l’aurore. Son visage grave était lumineux de confiance et d’élan. Elle était pareille à la plante nouvelle, gonflée de jeunesse et de vie, qui vient de percer le sol obscur, et tend vers la lumière la confiance parfaite et tendre de sa première feuille, avec la certitude que bientôt, feuille après feuille, elle atteindra le ciel...
L’homme consulta son disque, posa sa main gauche sur l’épaule gauche du garçon et dit :
— Ta mère t’a donné le nom de Païkan...
Une explosion rouge déchira l’image et envahit l’écran, noya le visage d’Eléa-enfant, effaça le ciel de ses yeux, son espoir et sa joie. L’écran s’éteignit. Sur le podium, Eléa venait d’arracher de sa tête le cercle d’or.
— On ne sait toujours pas à quoi sert cette foutue clé, grommela Hoover.